les « romans paysans » en Turquie
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Sur les terres fertiles. — Le thème du paysan quittant le
village pour la ville constitue une sorte de négatif du
thème de L'intellectuel citadin allant au village. Mais,
tandis que l'intellectuel agit par idéalisme, le paysan,
lui, prend le chemin de l'errance pour tenter de renflouer
sa position économique. La situation typique est celle de
l'agriculteur qui, à force d'emprunter sans pouvoir
rembourser, finit par vendre l'essentiel de ses terres à ses
créanciers et décide d'aller tenter sa chance en ville,
abandonnant femme et enfants à la charité des voisins.
Sur les terres fertiles(50) d'Orhan Kemal(51) est le plus
représentatif de ces romans de l'exode rural et constitue un
témoignage d'une qualité exceptionnelle sur la condition des
paysans-ouvriers dans le vilayet d'Adana.
Trois paysans quittent leur village d'Anatolie centrale,
leur baluchon à la main, avec l'espoir de revenir riches. Il
y en a des milliers comme eux qui errent dans les rues
d'Adana à la recherche d'un travail lucratif. Cependant en
ville les salaires sont bas, les prix élevés. Pour pouvoir
mettre quelques sous de côté il faut se contenter d'un repas
par jour et d'une paillasse dans un taudis. Orhan Kemal
raconte avec réalisme la vie des quartiers malsains qui
s'étendent en bordure d'Adana dans un enchevêtrement de rues
boueuses. Ici, 1rs hommes sont prisonniers de la ville : de
ses bouges, de ses débits d'alcool, de ses fiers-à-bras qui
vivent de la peur qu'ils inspirent.
La Cilicie qu'Orhan Kemal a choisi de décrire constitue un
milieu hybride, à la fois industriel et agricole, favorable
aux transmutations : si les circonstances le permettent,
l'ouvrier agricole " abandonnera ses maigres terres du
plateau pour s'intégrer au prolétariat urbain. L'originalité
de Sur les terres fertiles consiste justement à nous montrer
comment s'effectue ce passage. Au prix de quelles douleurs :
deux hommes sur trois échouent. Au prix de quels
abaissements : la ville adopte de mauvais gré — il faut se
laisser exploiter, maltraiter. Certains resteront qui
n'avaient pas envie de rester, hommes déchus endettés de
leurs corps, serviteurs à vie de maîtres qu'ils se sont
donnés ; d'autres léseront avec précaution les jalons de
leur indépendance : ils apprendront un métier, feront des
économies, rencontreront des camarades et finiront par
s'établir en ville. La vie ne peut pas être pire ici qu'au
village. Le plus misérable des citadins se repaît encore de
la fête des autres. La cité est espérance : de gain, de
stupre, d'ascension sociale. Elle est aussi libération
tragique : elle libère de la faim mais donne faim davantage,
elle libère de la concupiscence mais détruit la morale, elle
libère de la soumission envers les potentats villageois mais
impose la domination des familles bourgeoises.
On le voit, avec Sur les terres fertiles la littérature du
village sort de son isolement : elle rencontre la ville.
Certes, Adana n'est pas une grande capitale ; néanmoins un
prolétariat considérable ranime de son labeur. Le roman
paysan tel qu'il est pratiqué par Orhan Kemal offre
désormais à la littérature du village la possibilité de ne
plus tourner en rond à l'intérieur des limites communales.
Alors que l'exode rural dépeuple les campagnes, les
bidonvilles prolongent tout naturellement les hameaux. Des
quartiers insalubres où viennent s'entasser des paysans sans
terre entourent Istanbul, Ankara, et les autres grandes
villes ; un sous-prolétariat d'origine rurale encombre des
agglomérations sous-industria-lisées, des tribus misérables
se partagent partout les miettes d'un travail. Le temps est
donc venu de raconter la vie du paysan déraciné : Orhan
Kemal ouvre magistralement la voie.
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50. Bereketli Topraklar Uzerinde, Istanbul, 1954.
51. Orhan Kemal est né en 1914 à Ceyhan dans le vilayet
d'Adana. Son père, politicien local, ayant pris en 1930
position contre le parti unique et ayant fondé son propre
parti, dut s'enfuir en Syrie, contraignant ainsi son fils à
abandonner ses études secondaires. De retour à Adana en
1932, Orhan Kemal dut travailler dans les usines textiles
pour gagner sa vie. Il tirera plus tard de cette période de
son existence les sujets d'une partie de ses romans
(Murtaza, 1952 ; Cemile, 1952 ; La grève, 1954 ; Un crime à
la une - Vukuat Var, 1958). Les mésaventures de son père
avaient sans doute préparé Orhan Kemal à l'action politique
: pour avoir écrit un poème antimilitariste, il sera
condamné à quatre ans de prison (ce qui lui donnera
l'occasion d'y rencontrer Nâzim Hikmet) et sera sans cesse,
par la suite, poursuivi pour délits d'opinion. Ses
expériences de prison lui inspireront, comme à Sabahattin
Ali, une multitude de récits sur la vie des condamnés, en
particulier la grande nouvelle Le dortoir n° 72 (72. Kogus).
1954 et 1958. Sa première œuvre imprimée, justement un poème
de prison, date de 1939. Ce sont les éditions Varhk qui le
feront découvrir au grand public. Dans les années cinquante,
il devient un des écrivains turcs les plus lus. Sa
production est considérable : une vingtaine de romans, une
dizaine de recueils de nouvelles (sans compter les romans,
nouvelles, reportages, etc., destinés aux journaux et
inédits en librairie). |
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