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Littérature et sous-développement - Paul Dumont -1973

 

les « romans paysans » en Turquie

 
Sur les terres fertiles. — Le thème du paysan quittant le village pour la ville constitue une sorte de négatif du thème de L'intellectuel citadin allant au village. Mais, tandis que l'intellectuel agit par idéalisme, le paysan, lui, prend le chemin de l'errance pour tenter de renflouer sa position économique. La situation typique est celle de l'agriculteur qui, à force d'emprunter sans pouvoir rembourser, finit par vendre l'essentiel de ses terres à ses créanciers et décide d'aller tenter sa chance en ville, abandonnant femme et enfants à la charité des voisins.

Sur les terres fertiles(50) d'Orhan Kemal(51) est le plus représentatif de ces romans de l'exode rural et constitue un témoignage d'une qualité exceptionnelle sur la condition des paysans-ouvriers dans le vilayet d'Adana.

Trois paysans quittent leur village d'Anatolie centrale, leur baluchon à la main, avec l'espoir de revenir riches. Il y en a des milliers comme eux qui errent dans les rues d'Adana à la recherche d'un travail lucratif. Cependant en ville les salaires sont bas, les prix élevés. Pour pouvoir mettre quelques sous de côté il faut se contenter d'un repas par jour et d'une paillasse dans un taudis. Orhan Kemal raconte avec réalisme la vie des quartiers malsains qui s'étendent en bordure d'Adana dans un enchevêtrement de rues boueuses. Ici, 1rs hommes sont prisonniers de la ville : de ses bouges, de ses débits d'alcool, de ses fiers-à-bras qui vivent de la peur qu'ils inspirent.

La Cilicie qu'Orhan Kemal a choisi de décrire constitue un milieu hybride, à la fois industriel et agricole, favorable aux transmutations : si les circonstances le permettent, l'ouvrier agricole " abandonnera ses maigres terres du plateau pour s'intégrer au prolétariat urbain. L'originalité de Sur les terres fertiles consiste justement à nous montrer comment s'effectue ce passage. Au prix de quelles douleurs : deux hommes sur trois échouent. Au prix de quels abaissements : la ville adopte de mauvais gré — il faut se laisser exploiter, maltraiter. Certains resteront qui n'avaient pas envie de rester, hommes déchus endettés de leurs corps, serviteurs à vie de maîtres qu'ils se sont donnés ; d'autres léseront avec précaution les jalons de leur indépendance : ils apprendront un métier, feront des économies, rencontreront des camarades et finiront par s'établir en ville. La vie ne peut pas être pire ici qu'au village. Le plus misérable des citadins se repaît encore de la fête des autres. La cité est espérance : de gain, de stupre, d'ascension sociale. Elle est aussi libération tragique : elle libère de la faim mais donne faim davantage, elle libère de la concupiscence mais détruit la morale, elle libère de la soumission envers les potentats villageois mais impose la domination des familles bourgeoises.

On le voit, avec Sur les terres fertiles la littérature du village sort de son isolement : elle rencontre la ville. Certes, Adana n'est pas une grande capitale ; néanmoins un prolétariat considérable ranime de son labeur. Le roman paysan tel qu'il est pratiqué par Orhan Kemal offre désormais à la littérature du village la possibilité de ne plus tourner en rond à l'intérieur des limites communales. Alors que l'exode rural dépeuple les campagnes, les bidonvilles prolongent tout naturellement les hameaux. Des quartiers insalubres où viennent s'entasser des paysans sans terre entourent Istanbul, Ankara, et les autres grandes villes ; un sous-prolétariat d'origine rurale encombre des agglomérations sous-industria-lisées, des tribus misérables se partagent partout les miettes d'un travail. Le temps est donc venu de raconter la vie du paysan déraciné : Orhan Kemal ouvre magistralement la voie.

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50. Bereketli Topraklar Uzerinde, Istanbul, 1954.
51. Orhan Kemal est né en 1914 à Ceyhan dans le vilayet d'Adana. Son père, politicien local, ayant pris en 1930 position contre le parti unique et ayant fondé son propre parti, dut s'enfuir en Syrie, contraignant ainsi son fils à abandonner ses études secondaires. De retour à Adana en 1932, Orhan Kemal dut travailler dans les usines textiles pour gagner sa vie. Il tirera plus tard de cette période de son existence les sujets d'une partie de ses romans (Murtaza, 1952 ; Cemile, 1952 ; La grève, 1954 ; Un crime à la une - Vukuat Var, 1958). Les mésaventures de son père avaient sans doute préparé Orhan Kemal à l'action politique : pour avoir écrit un poème antimilitariste, il sera condamné à quatre ans de prison (ce qui lui donnera l'occasion d'y rencontrer Nâzim Hikmet) et sera sans cesse, par la suite, poursuivi pour délits d'opinion. Ses expériences de prison lui inspireront, comme à Sabahattin Ali, une multitude de récits sur la vie des condamnés, en particulier la grande nouvelle Le dortoir n° 72 (72. Kogus). 1954 et 1958. Sa première œuvre imprimée, justement un poème de prison, date de 1939. Ce sont les éditions Varhk qui le feront découvrir au grand public. Dans les années cinquante, il devient un des écrivains turcs les plus lus. Sa production est considérable : une vingtaine de romans, une dizaine de recueils de nouvelles (sans compter les romans, nouvelles, reportages, etc., destinés aux journaux et inédits en librairie).

 


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