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Doç. Dr. Ertuðrul Efeoðlu

 

Les expressions figées dans les traductions françaises de deux romans
d’ Orhan Kemal

 

Doç. Dr. Ertuðrul Efeoðlu

Yýldýz Teknik Üniversitesi, Mütercim-Tercümanlýk ABD (Fr.)


 

Abstract

In this study titled “Set phrases in the French translations of two novels of Orhan Kemal”, are examined the phrases, the turns and the clean commonplaces has Turkish language. Becoming according to some grammarians, the statements of this kind are considered untranslatable. The communication ends in a proposal on a compared grammar dealing of the segments and the articulations of those in Turkish and French.  

 

Présentation :

On conçoit le plus souvent que les expressions figées procurent une commodité de la traduction. C’est une assertion aussi vraie que fausse.

Cette assertion peut être vraie pour les énoncés non littéraires. Elle est presque fausse pour les énoncés littéraires. Mais disons d’emblée que les traductions en question nous ont démenti.

La distinction ainsi faite ne servirait qu'à en faire d’autres. Car chacune de ces deux catégories des énoncés contient des sous-catégories. Les registres (les « niveaux de langues » dans la terminologie des sociolinguistes), eux aussi, en ont d’autres.

Ainsi faut-il distinguer dans la catégorie des énoncés littéraires un certain nombre de registres. Chacun de ceux-ci a ses modalités. La diversité en est une richesse dans la langue « spéciale » d’un romancier.

Les romans d'Orhan Kemal (écrivain turc, 1914-1970) se distinguent, non seulement par leur réalisme social au plan idéologique, mais aussi par leur mode d'expression au plan linguistique. Dans ses romans, la langue parlée prend part, de façon fonctionnelle, dans la traduction de la réalité sociale.

Orhan Kemal était un romancier qui faisait usage des expressions figées du turc parlé et populaire dans son œuvre. Cet emploi de la langue assure une aisance dans la lecture. Mais toujours à cause de ces expressions figées, susceptibles de tomber, un certain temps après, en désuétude, cette sorte d’emploi court également le risque de perdre sa valeur communicative. Les expressions de la langue quotidienne, usage en une époque donnée de la vie sociale, peuvent sortir, un certain temps après, de l’usage.

Car, quoique la réalité sociale soit concrète, elle n’est jamais une entité homogène et immuable. La langue, servant à la traduire, est en fonction de celle-là. Donc la langue n’est pas immuable non plus.

Notre communication a pour objectif de relever, au premier abord, les principales expressions figées dans les deux romans d’Orhan Kemal, L’Inspecteur des Inspecteur (Müfettiþler Müfettiþi, éd. princeps date de 1966) et sa suite L’Escroc (Üçkaðýtçý, éd. princeps date de 1969), traduits en français par Jean-Louis Mattei, ensuite d’en classifier les plus pertinentes selon les approches linguistique et grammaticale.

Orhan Kemal et son turc :

Orhan Kemal se fait connaître par la fécondité littéraire. Vingt-cinq romans, treize recueils de nouvelle, cinq pièces de théâtre, un recueil des mémoires autobiographiques, un recueil des reportages, de nombreux scénarios pour le cinéma turc représentent l’univers romanesque assez riche de l’auteur.

L’univers est riche, malgré l’homogénéité des personnages. La plus grande partie de ses personnages sont empruntés à la couche médiocre de la société : ouvriers d’usine, manœuvres, gardiens industriel, artisans, petits commerçants, moissonneurs, chômeurs, travailleurs agricoles… Ceux-ci sont inéduqués, sans instruction.

Leurs langues sont celle de la vie quotidienne dans leurs milieux : Le vocabulaire est pauvre, la syntaxe est simple et erronée à la fois, la prononciation est incorrecte.

Orhan Kemal a voulu profiter des dialogues pour offrir une lecture rapide et facile. Lui-même se défend par deux motions. Dans son article paru le 1er septembre 1953 dans le supplément de l’art du journal Dünya, il en formule la première de la façon suivante: "Je profite de la dialectique du dialogue" (Otyam :110).

Ainsi, il a deux profits : Rapidité dans une lecture aisée et développement facile des événements et des idées.

Sa deuxième motion s’appuie sur le niveau culturel de ses personnages. Selon lui la grande majorité du peuple turc ne sait pas sa langue maternelle. Seule la couche d’élite est imprégnée du sentiment linguistique. La littérature ne servait qu'à elle : “(…) le côté du roman et de la nouvelle de notre littérature, du début jusqu’aujourd’hui, est rempli des aventures de la minorité sachant bien parler sa langue maternelle" (Ibid., p.112).

Orhan Kemal a été constamment critiqué par les puristes de langue. N’oublions pas dire que le purisme a un sens exceptionnel en Turquie. Les partisans de la Révolution turque (1923), tous les progressistes, les partisans la gauche, les libéraux, eux aussi, ont participé au mouvement de la purification et de l’enrichissement du lexique. Car, au cours de son histoire et notamment à l’époque de l’Empire ottoman, la langue turque a emprunté des mots aux langues diverses. Parmi elles, il faut noter l’arabe, le persan et le français. Ce dernier, lui aussi, garde encore sa présence par un lexique riche.

Tout au contraire de l’avis commun des intellectuels, de ses contemporains, Orhan Kemal n’a pas hésité d’employer les mots d’emprunt. Les mots français ne comptent pas moins. Pour donner un exemple, relevons les mots français dans les deux premières pages de L'Inspecteur de l'inspecteur : [la première page] « rölöve þapka » (chapeau à bords relevés) [le mot « rölöve » se prononce comme celui dans le français], « kostüm » (costume) [la même prononciation qu’en français], « kravat » (cravate), « gri » (gris) [la même prononciation de l’adjectif masculin dans les deux langues… Le turc n’a pas le genre.], « avukat » (avocat) [« avukat » se prononce ‘avukat’ selon l’alphabet phonétique], lise (lycée) [« lise » se prononce comme en français], « enstitü » (institut) [« institut » a la même prononciation que le mot français] ; [la deuxième page] « rölöve », « ampul » (ampoule) [la prononciation identique], « port manto » (portemanteau) [« portmanto » s’écrit aujourd’hui en un mot et se prononce comme le mot français], « garson » (garçon) [(le « garçon » du débit de vin) s’emploie en turc comme en français par la prononciation française], « patron » (patron) [la lettre final (n) se prononce nettement], « ekip » (équipe) [la prononciation identique dans les deux langues], « kontrol » (contrôle) [la prononciation française]… Ajoutons que ces mots français s’emploient couramment en turc aujourd’hui.

Ce petit inventaire suffirait à approuver l’opinion des "puristes" turcs en matière de leur langue et leurs critiques portées, depuis l’année 1953, sur la langue d’Orhan Kemal.

Mais l’objectif de notre communication n’est pas de relever les mots d’emprunt dans les deux romans d’Orhan Kemal. Nous nous bornons à confronter les expressions figées entre les romans turcs et leurs traductions en français.

Les expressions figées :

Nous trouvons utile de déterminer ce que nous entendons par l’ « expression figée ». Notons qu’il y a quelques différences entre ce que nous appelons l’expression figée et ce que les grammairiens appellent la « séquence figée » ou l’  « expression lexicalisée ». Par exemple Patrick Charaudeau, dans son ouvrage, intitulé Grammaire du sens et de l’expression, distingue deux sortes de séquences : a.) les locutions (‘jeter un coup d’œil’) ; b.) les maximes (‘Pauvreté n’est pas vice’), proverbes et dictons (‘Le mieux est l’ennemi du bien’, ‘Pierre qui roule n’amasse pas mousse’). A ces deux groupes, il ajoute les cas de « remotivation sémantique ». Ceux-ci recouvrent les divers emplois des mots homonymes, homophones, des mots remotivés en sens divers, des rapports métonymiques, etc. (Cahraudeau : 76, 77). Béchard, de son côté, dénomme la « forme figée » les présentatifs c’estque, c’estqui, les expressions est-ce que, si ce n’est que, toujours est-il que ou les tournures il faut, comme il convient, on ne peux mieux, etc. (Béchard : 44) et la « forme lexicalisée figée » les syntagmes c’est, c’était, etc. (Béchard : 98).

A ce sujet, le dernier ouvrage que nous voulons citer s’intitule Les expressions figées en français (noms composés et autres locutions). Cet ouvrage relève un nombre d’expressions figées. Celles-ci sont appelées « séquences figées » et présentées comme suit : proverbes, formules religieuses, titres d’œuvres, aphorismes, stéréotypes, latinismes, chansons, slogans politiques, slogans publicitaires (Gross : 20).

Parmi les approches et les définitions présentées ci-dessus, celle qui nous concerne plutôt, c’est celle de Gaston Gross. Nous prenons en considération surtout les stéréotypes et les aphorismes. Un stéréotype est une association invariable formée des éléments fixes. La structure d’un stéréotype se conçoit parfois comme des tournures erronées. Le gallicisme occupe à ce propos le premier rang. Le gallicisme est l’un des stéréotypes le plus répandu et le plus populaire et familier. On distingue les gallicismes de vocabulaire et les gallicismes de constructions. Une dernière remarque sur le gallicisme : La grande majorité des gallicismes sont intraduisibles dans d’autres langues.

Dans ce contexte, nous tenons compte également d’autres formules toutes faites. Notre champ d’étude implique les formules suivantes : aphorisme, adage, dicton, maxime, précepte, proverbe, ainsi que tous les autres lieux communs.

Ces formules peuvent être examinées aussi dans le cadre de l'idiotisme. Nous entendons par l'idiotisme les expressions idiomatiques consistant en expressions figées qui ont pris tournure au cours de l’histoire de la langue. L’idiotisme signifie les formes ou les locutions propres à une langue, impossibles à traduire littéralement dans une autre langue de structure analogue. Toute langue englobe quelque champ idiomatique propre à elle. Ainsi, il ne serait pas faux d’imaginer la richesse en idiome des langues.

Remarquons en passant les idiolectes. Celle–ci recouvre la façon de s’exprimer d’un locuteur, son lexique, sa terminologie, et sa phraséologie, consistant en construction propre à l’individu.

Pour savoir le sens exact des expressions figées, il faut savoir le contexte socioculturel où elles sont employées. Car la connaissance de la morphologie peut se rendre insuffisante à saisir le sens. Elles ont trait aux réalités sociales et historiques. L’expression figée, parfois basée sur un souvenir commun, facilite la formulation du message et l’enrichit par ses images, métaphoriques et métonymiques.

Locutions ou expressions figées :

Les locutions consistent en des groupes de mots (syntagmes). Elles sont des tournures à valeur métonymique. Grâce à elles, le langage quotidien s’enrichit et s’embellit. Les locutions sont fixées par la tradition. Le locuteur use aisément des locutions. Pourtant peu de gens savent l’étymologie de la grande partie des locutions. Le côté conventionnel des locutions, enraciné dans la tradition, n’exige aucune explication étymologique.

Des locutions dans les deux romans d’Orhan Kemal abondent. Pour en donner une idée, nous nous bornons à quelques exemples. Nous en présentons les suivantes :

1.) « Býyýk altýndan güldü » (Üçkâðýtçý, 23) : Il rit sous cape (L’Escroc, 27).

Dans cette locution, « býyýk » signifie la moustache. La traduction littérale serait « rire sous la moustache ». Mais la locution française n’admet que l’acception déjà établie, ci-dessus.

2.) « Ateþ olmayan yerde duman olur mu? » (Üçkâðýtçý, 23) : « Y a-t-il de la fumée sans feu ?» (L’Escroc, p.28).

Dans un dictionnaire des locutions, cette locution s’écrit en forme simple comme suit : ‘ateþ olmayan yerde duman olmaz’ (Il n’y a pas de fumée là où il n’y a pas de feu) ou ‘ateþ olmayan yerden duman çýkmaz’ (la fumée ne monte pas de l’endroit où il n’y a pas de feu). Cette locution s’emploie pour faire allusion aux incidents dont on ne sait pas grande chose. Pourtant les indices, quoique douteux, en signalent l’existence.

Le traducteur, M. Mattei, a traduit littéralement la locution turque. Cela nous donne l’impression de la turquerie. Pourtant il n’est pas rare que les mêmes locutions soient employées dans des langues différentes.

3.) « Þeriatin kestiði parmak acýmaz » (Üçkâðýtçý, 209) : « le doigt qu‘a coupé la charia ne souffre pas ! » (L’Escroc, 300).

Ici, il s’agit plutôt d’un adage. Un adage se définit comme une maxime juridique et / ou pratique. L’adage est une formule figée tant ancienne que populaire. L’adage ci-dessus remonte à l’époque de l’Empire ottoman. La charia, basée sur les ordres du Coran, était le code pénal. Depuis la proclamation de la république (1923), les lois de caractère laïc ont supplanté la charia. Mais l’adage ci-dessus subsiste encore, il s’emploie sans faire allusion au code pénal coranique.

4.) « (K)orkulu rüya görmektense uyanýk durmak daha akýl kârýydý » (Üçkaðýtçý, 7) : « Plutôt que faire un cauchemar il était plus sage de rester vigilant » (L’Escroc, 4).

L’expression ci-dessus, peut être considérée comme un précepte, du fait qu’elle formule un enseignement dans la vie pratique. Le traducteur a exprimé en français la même idée qu'en turc. C’est une équivalence adéquate, malgré les deux mots un peu différents dans les deux langues. S’il fallait faire une traduction littérale, on dirait "rêve aux scènes peureuses" pour « korkulu rüya », "(être) raisonnable" pour « akýl kârý (olmak) ». Mais dans ce cas, la traduction n’assurerait pas la bonne équivalence en français.

5.) « Bir çuval inciri berbat etmiþti » (Müfettiþ, 79) : « il leur avait ‘cassé la baraque’ » (L’Inspecteur, 76).

Si l’on traduit mot à mot cette phrase turque, on dirait « Il avait gâté les figues en un sac bourré. » Cette traduction ne signifierait pas grande chose pour un francophone qui ne sait pas le turc. Le traducteur a préféré reformuler sa bonne création, celle qui a, sans doute, une signification intelligible.

Les stéréotypes ou les locutions banales, les lieux communs :

Ici, nous voulons cesser de multiplier les exemples de la sorte, et tenons à illustrer dans la mesure du possible les locutions banales, les lieux communs. Ces derniers occupent une place large dans les romans d’Orhan Kemal. Comme nous avons indiqué ci haut, les conversations assument la fonction la plus considérable dans les productions littéraires du romancier.

Jean Peytard définit la conversation comme « le langage banal par lequel nous communiquons quotidiennement avec notre entourage, familial, professionnel, social » (Peytard : 170). Puisque le locuteur et l’interlocuteur sont actuels, proche l’un de l’autre, le contact est immédiat. Ainsi, la communication s’effectue avec le moindre effort. Pour une certaine rapidité, on recourt aux divers moyens de communication, moins fatigables, tels que l’omission de certains éléments (mots ou syllabes). L’un des moyens de la communication rapide consiste en stéréotypes.

Les stéréotypes sont des locutions sans originalité ou ceux ayant déjà perdu leurs valeurs expressives ou émotionnelles. Les lieux communs, eux aussi, sont des locutions sans éclat qui se répètent fréquemment. Les locuteurs n’apportent rien de leurs intelligences à la construction des lieux communs. On dirait que les mêmes propos passent de bouche en bouche. Donc, il serait juste de nommer les conversations pleines des stéréotypes et des lieux communs les « conversations vides ».

Voyons quelques stéréotypes ou lieux communs à titre d’exemple dans les romans dont il s’agit :

1.) « Herkesin evi barký, herkesin çoluðu çocuðu vardý » (Üçkâðýtçý, 409) : « Tout le monde était marié et avait des enfants » (L’Escroc, 588).

Rappelons que le turc est une langue riche en expressions de créer l’image de pluralité et de fluidité. Ce cas spécial prend le nom de « redoublement ». Dans la phrase ci-dessus, ‘ev’ (maison) est suivi de ‘bark’ (baraque), ‘çocuk’ (enfant) précédé de ‘çoluk’ sont des redoublements. En effet, ce dernier, ‘çoluk’ tout seul, n’a pas de sens exact, sauf dans l’expression où il figure, ce mot signifie implicitement les membres de la famille.

2.) « Belediye melediye, saðlýk iþleri maðlýk iþleri karýþtýrdý » (Müfettiþ, 79) : « Il a invectivé la mairie et les services de santé » (L’Inspecteur, 76).

Cette phrase est construite comme la première, autrement dit par des « redoublements ». ‘Belediye’ signifie « la mairie », mais ‘melediye’, tout seul, n’a aucun sens. Il en est ainsi pour ‘maðlýk’, seul ‘saðlýk’ veut dire « la santé ».

3.) « -Vali mali takar mý böyle adam ! » (Müfettiþ, 230) : « Est-ce qu’un homme comme lui se soucie d’un préfet ou d’autre ? » (L’Inspecteur, 229).

On voit un autre redoublement, forgé sur le nom de ‘vali’ (préfet) : « vali mali ». Bien évidemment, ‘mali’ tout seul n’a aucun sens.

4.) « Kâtiple, matiple uðraþacak durumda mýydý ? » (Üçkâðýtçý, 410) : « Était-il donc en situation de s’occuper du Greffier et de tutti quanti ? » (L’Escroc, 590).

En voilà encore un redoublement : ‘kâtip matip’. Comme dans les exemples ci-dessus, ‘matip’ est un mot dépourvu de sens.

5.) « kelle kulak yerinde biri » (Üçkâðýtçý, 7) : « quelqu’un de stature imposante » (L’Escrot, 4).

Comme dans le premier exemple, cet énoncé n’est qu’une formule toute faite et invariable. Une traduction littérale en donnerait la phrase française comme suit : « tête, oreille (sont) à leur place ». Précisons également que ‘kelle’ s’emploie plus spécialement pour la tête coupée des animaux. Ce mot a un sens péjoratif ou taquin, quand il est employé pour désigner la tête humaine.

« herif okkalýydý vesselam. Kelle, kulak, kalýp, kýyafet » [Üçkaðýtçý, 86] : « l’homme était imposant, important, c’était tout ! Son visage, sa carrure, son costume… » [L’Escroc, 121].

‘Okka’ était un poids ancien, utilisé avant l’utilisation du ‘kilogramme’. ‘Okkalý’, comme un adjectif, signifie encore ‘imposant’, ‘important’, tout comme le traducteur a proposé dans la traduction en français.

6.) «  (…) ama [þarapçý] herife mangýr pasa ettiðinden kapaðýný kaldýrmamýþtý (Üçkâðýtçý, 22) : « mais il n’avait pas éventé le fait qu’il avait refilé du fric au ‘Type’ » (L’Escroc., 26).

« mangýrlarý adama pasa ettiydim » (Üçkâðýtçý, 6) : « Mon fric je me le suis fait chiper par ce bonhomme » (L’Escroc, 2).

Dans ces deux énoncés, ni ‘mangýr’ (« argent » dans l’argot), ni ‘pasa etmek’ (‘pasa’ est forgé probablement sur le modèle de « passer » du français) ne sont dans la bouche des nouvelles générations. Peu de jeunes gens arriveraient à comprendre ces énoncés…

Dans le premier énoncé, la locution ‘kapaðýný kaldýrmak’ (« lever / ôter le couvercle de qqch ») ne s’emploie plus.


 

7.) « Asayiþ berkemal mi ? » (Müfettiþ, 77) : « La paix publique est-elle bien respectée ? » (L’Inspecteur, 75).

Cette phrase à la forme interrogative se posait autrefois par un commandant ou par le chef de police à la sentinelle. Quoique les mots d’emprunt et archaïques, ce stéréotype s’emploie encore. Il se pose comme question pour savoir si tout va bien, mais comme une taquinerie.

8.) « -Ne oluyor gene ?

(…)

« - Derdin dibi !

« -Karnýna !

« -Senin karnýna ! » (Müfettiþ, 215)


 

« -Qu’arrive-t-il encore?

(…)

« -Poison !

« A ton ventre !

« -Au tien ! » (L’Inspecteur, 214)

Ce sont les propos d’un couple qui dispute. Les syntagmes ‘derdin dibi’, ‘karnýna’ ne disent plus rien à personne, même à nous-même.

9.) « [Baþýmýzdakiler] gün gelir bir yumurtayý on kiþiye taþýtýr, gün gelir on kiþiyi bir yumurtanýn içine sokmaya çalýþýrlar » (Üçkâðýtçý, 6) : «Un jour ils vous faisaient porter un œuf à dix personnes et un autre ils essayaient de les y faire entrer » (L’Escroc, 2,3).

Dans cette phrase, devenue un stéréotype dans les deux romans, on veut faire allusion aux affaires des supérieurs, notamment des grands bureaucrates et des politiques ; pour les humbles citoyens ces affaires sont toujours inintelligibles. Il faut noter que ce lieu commun assez banal n’a plus aucune fonction communicative, car personne n’en entendrait rien.  

10.) « -Karýya kesiliyorum. Görsen bitersin » (Müfettiþ, 256) : « Cette fille me botte tout à fait. Un morceau de choix. » (L’Inspecteur, 254).

Un jeune homme parle à son frère d’une femme qu’il a rencontrée et adorée. Le niveau de langue est celui dit argot. ‘ Kesilirsin’ veut dire littéralement « tu te coupes », ‘bitersin’ signifie « tu finis (fort probablement) ». Le traducteur a fait le meilleur choix d’avoir employé l’équivalent français des énoncés turcs. Mais il vaudrait mieux dire ‘gonzesse’ pour ‘karý’. Remarquons encore que ‘kesilmek’ s’emploi très peu aujourd’hui, l’expression à la mode est ‘hasta olmak’ « être malade (de qqn) ».

En guise de conclusion :

L'étude des expressions figées de deux romans d’Orhan Kemal, traduits du turc en français, nous a fourni un vaste domaine de recherche et de réflexion. Pourtant il nous a fallu restreindre nos assertions, ainsi que les exemples relevés dans les romans. Il nous semble qu’une démonstration exhaustive exigerait un ouvrage volumineux.

Une étude exhaustive ne se bornerait ni à quelques énoncés exemplaires empruntés aux romans, ni à des simples définitions des types des expressions figées. Car chacun d’eux sont susceptibles d’être « déchiquetés » minutieusement. Une telle opération donnerait la compétence d’élaborer une grammaire comparée spéciale.

Entre le turc et le français, une large comparaison en matière de la formation des segments et de l’articulation des segments en locutions, servirait à faire découvrir aussi bien les ressemblances que les dissemblances linguistiques. A moins qu’on ne se contente pas de simples schématisations, une découverte de la sorte ouvrirait de nouveaux horizons dans ce champ inexploité.

Les limites de notre communication ne nous ont donné que l’occasion de rappeler ce champ disponible, et pour une simple initiation, de citer quelques données à titre d’exemple. Soulignons que le champ est assez vaste et plein de surprises évocatrices.

Lors de nos lectures comparées des romans en turc et de leurs traductions en français, la surprise que nous avons eue tenait à la perfection atteinte dans la création des équivalences. Le turc et le français, malgré leurs dissemblances, difficiles à surmonter, se sont mis en accord dans l’expression naturelle, au niveau familier.

Les langues et les traducteurs :

Nous ne sommes pas de ceux qui considèrent la traduction comme une problématique. Loin de là, en tant qu’enseignant dans le département de traduction, nous témoignons de près de la richesse culturelle que la traduction apporte. La littérature, comme un des constituants essentiels de la culture nationale se nourrit des apports, offerts par les traductions de diverses langues.

Mais avouons que la suprématie en traduction est dans la possession des pays développés anglophone et francophone. Autrement dit, les langues d’arrivée sont en général l’anglais et le français. Quant à l’espagnol, c’est avec un grand bonheur que nous observons ces dernières années sa montée incessante. Les ouvrages des écrivains hispaniques bénéficient pleinement à l’espagnol. Mais quant aux d’autres langues, il est vrai que leurs existences ne se font pas sentir suffisamment.

Le turc non plus n’est pas arrivé à paraître parmi les langues que l’on traduit de façon suffisante. Comme langue d’arrivée, le turc n’a jamais eu le même privilège que des langues d’arrivée répandues, telles que l’anglais, le français, l’espagnol. Pourtant le nombre des usagers du turc n’est nullement médiocre. D’autre part, la littérature turque évolue, les recherches concernant les divers champs socioculturels et historiques, s’accroissent sans cesse. Mais nous sommes toujours inaptes à les transmettre au monde extérieur.

Heureusement, les vrais amis européens de la Turquie ne manquent pas ! M. Jean-Louis Mattei est l’un d’eux. Il n’est pas seulement le traducteur de deux romans d’Orhan Kemal. Il a publié également des ouvrages turcs. L’ayant fait, comme un multilingue, il avait puisé ses arguments aux diverses sources… En outre, M. Mattei était enseignant à l’Université Uludað. Nous y étions collègues. Il vit actuellement à Ankara, il y poursuit ses travaux. Son épouse turque, mon ancienne collègue, elle aussi, Mme Nurcan Mattei, forte en turc et en français, est toujours pleine d’enthousiasme en matière des rapports culturels entre les pays. Leur fils, M. Timur Mattei est un jeune acteur distingué dans le théâtre d’Etat à Ankara.

Il nous a semblé utile de présenter ainsi le traducteur et sa famille. C’est pour mieux révéler sa compétence intellectuelle et de carrière.

BIBLIOGRAPHIE

Béchade, Hervé-D., Syntaxe du français moderne et contemporain, Paris, PUF, 1993.

Charaudeau, Patrick, Grammaire du sens et de l’expression, Paris, Hachette, 1999.

Grosse, Gaston, Les expressions figées en français (noms composés et autres locutions), Paris, Ed. Ophrys, 1996.

Orhan Kemal, Müfettiþler Müfettiþi, Ýstanbul, Varlýk Yay., 1966

Orhan Kemal, L’Inspecteur des inspecteurs (Trad. par Jean-Louis Mattei), Ankara, Ed. du Ministère de la culture, 1995.

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Otyam, Fikret, Arkadaþým Orhan Kemal, Ýstanbul, Günizi Yay., 2005.

Peytard, Jean, « Pour une typologie des messages oraux » in La grammaire du français parlé, Paris, Hachette, 1975.


 

 

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